agosto 11, 2005

CHINE / Dans l'antre de Mao

par Bruno Philip LE MONDE

Devant sa modeste maison troglodytique creusée dans le roc, Mao s'asseyait sans doute là, sur une chaise, pour contempler le paysage. Depuis la terrasse de l'ancienne résidence du Grand Timonier, on se surprend en tout cas à l'imaginer, tout en escaladant du regard la pente abrupte d'une haute colline piquetée d'arbustes et d'épineux qui grimpe juste en face, de l'autre côté de l'étroite vallée.

A l'intérieur, l'austérité de la maison musée est de rigueur, comme c'était le cas pour toute la hiérarchie du parti qui établit ses quartiers ici, entre 1935 et 1947, dans la petite ville de Yan'an, à l'issue de la Longue Marche. Un lit, une moustiquaire, une table, une bassine, rien de plus, rien de moins. Deux ans après le départ des chefs communistes, Pékin tomba et Mao étendit son emprise sur la Chine.

Résidences de Mao Zedong, Zhou Enlai, Liu Shaoqi, Zhu De, etc. Ils étaient tous là, les futurs dirigeants de la République populaire, tous les survivants de cette Longue Marche de 8 000 km qui, durant plus d'un an, à partir d'octobre 1934, depuis les "soviets" de la province du Jiangxi, au sud, allait conduire une quinzaine de milliers de combattants jusqu'à cette ville du Shaanxi, au nord de la Chine.

A l'arrivée, l'armée rouge en déroute avait perdu plus de la moitié de ses hommes, décimés par les maladies, les serpents, la faim et le harcèlement des soldats de Tchang Kaï-chek : seuls 6 000 d'entre eux survécurent.

Yan'an est devenue l'une des étapes obligées sur l'itinéraire de la revisitation de la geste maoïste, un lieu emblématique où la dizaine d'années passée dans les grottes forgea le destin de la future République populaire. Pour qualifier cette époque, la terminologie politiquement correcte chinoise parle d'"esprit de Yan'an", censé exalter les vertus d'une époque de "sacrifice révolutionnaire", de "dévouement pour le peuple". Et la frugalité d'une existence de maquisards que l'hagiographie officielle nous ressert à tout-va. Yan'an valait donc un petit détour sur notre périple vers Shanghaï, puisque l'année 2005 a été décrétée "Année du tourisme rouge" par les autorités : il s'agit d'inciter la population à faire une plongée dans les racines de la République, à respirer un bol d'air révolutionnaire, à l'heure où la Chine exalte résolument d'autres vertus, celles du libéralisme triomphant.

Pour les responsables d'un pays dont le communisme originel n'est plus qu'un lointain souvenir gravé dans le marbre, il faut rassembler, convaincre le peuple d'aller puiser de nouvelles forces aux sources de l'histoire. Le tourisme rouge est une affaire qui marche : 4 millions de visiteurs l'année dernière, et ce n'est qu'un début. Une autoroute reliant Yan'an à Xian, chef-lieu régional et ancienne capitale impériale, est en construction. Des bulldozers sont en train de moderniser et d'agrandir le petit aéroport. Le chef de l'office du tourisme est optimiste : "Bientôt, affirme-t-il, cette terre historique et sacrée deviendra une destination touristique de première importance."

Yan'an n'est pas tout à fait restée à l'écart de l'évolution du reste du pays : mis à part les grottes et trois autres sites où la direction du parti s'implanta successivement ­ Mao ne cessait de changer de résidence ­, cette ville moyenne d'une centaine de milliers d'habitants étale un certain modernisme le long de sa rivière au creux de la vallée. La circulation y est dense, des immeubles ultramodernes ont poussé, on y trouve même des hôtels de luxe et un restaurant censément "français", le Florence.

Le soir, sur des terrasses en plein air, sous des parasols à l'effigie de Coca-Cola,
les jeunes boivent de la bière, les aînés jouent aux cartes ou profitent des plaisirs nocturnes dans les nombreux bars karaokés qui ont fleuri un peu partout dans le centre-ville. Il faut un peu se pincer pour trouver ici l'"esprit" dit de Yan'an...

Mais, dans le quartier général de Yangjialing, cet ensemble de grottes aménagées à flanc de montagne sur plusieurs niveaux, la foule des grands jours est là, piaffant à la sortie des bus. Peu de touristes individuels mais surtout des employés d'entreprises d'Etat, des fonctionnaires d'instituts gouvernementaux, des membres du parti. La tenue classique est plutôt tee-shirt et casquette de base-ball, tout ce beau monde étant évidemment muni d'appareils photos numériques pour immortaliser la visite.

Dans l'auditorium, d'architecture très années 1930 en briques beiges, où 755 délégués se réunirent autrefois durant le fameux 7e plénum du parti - ­ une affiche rappelle que le mot d'ordre était : "Collons à la vérité, corrigeons nos erreurs !" -, on se bouscule devant les portraits de Mao flanqués des tutélaires images de Marx et d'Engels. Un jeune homme se fait photographier, poing levé, par ses camarades. Pas vraiment l'atmosphère compassée de pèlerins "rouges" venus se recueillir dans l'église du communisme chinois ; non, plutôt une ambiance de colonie de vacances, de kermesse du week-end, en ce dimanche étouffant.

A l'extérieur veillent les marchands du temple et leurs étals dévolus à une "maolâtrie" en forme de badges, de cassettes, de statues, de presse-papiers à l'effigie du Grand Timonier. Plus loin, dans un autre bâtiment, devant un public plus sage, un guide entonne les premiers couplets de la célèbre antienne : "L'Orient est rouge, le soleil se lève, la Chine a vu naître Mao Zedong, il oeuvre pour le bonheur du peuple, il est la grande étoile sauvant le peuple, le président Mao aime le peuple", etc. Tout le monde reprend en choeur la chanson au milieu des rires et des applaudissements. Le touriste chinois est bon public.

Quelque part sur l'un des sentiers escarpés qui mènent aux grottes, nous rencontrons M. Zhang, 85 ans. Appuyé sur sa canne, cet ancien officier de l'armée populaire de libération vient ici pour la première fois, accompagné de son épouse. M. Zhang, petit homme affublé de grosses lunettes, est un vétéran de la guerre antijaponaise et du conflit en Corée. "Mao reste pour moi quelqu'un de très important, explique-t-il. Sans lui, la République populaire n'existerait pas, il nous a libérés des Japonais. Je suis heureux d'être aujourd'hui à Yan'an."

Certes, le vieux Zhang ne nie pas les "erreurs" de Mao, reprenant à son compte la version officielle en vigueur depuis la démaoïsation : "Mao, c'est 70 % de positif, 30 % de négatif." Le vieil homme soupire : "Oui, j'ai moi-même fait les frais de la révolution culturelle dans les années 1960." Sa femme le coupe en agitant sa cigarette : "A l'époque, tout ce que l'on pouvait dire pouvait se retourner contre nous", grince-t-elle. "C'était un temps où les chiens se battaient entre eux", ajoute la vieille dame, en référence aux luttes de pouvoir interne et aux conflits entre gardes rouges manipulés par Mao.

Pour beaucoup de Chinois, en dépit des "excès" du règne de Mao Zedong, celui-ci reste un personnage vénéré, en raison de sa stature d'homme politique et de son charisme. Nombre d'entre eux s'en tiennent aussi à la version de la responsabilité de la "bande des quatre" et de l'épouse du Grand Timonier, la redoutable Jiang Qin, dans les désordres de la révolution culturelle. Mais les recherches contemporaines continuent d'écorner durablement l'image de l'ancien leader, y compris durant la Longue Marche et pendant la non moins longue parenthèse de Yan'an. Loin des imageries saint-sulpiciennes déployées dans l'ancien quartier général, on sait que la redoute communiste fut aussi le lieu de campagnes de terreur contre "dissidents" avérés ou ennemis imaginaires et l'endroit où le futur maître de la Chine sema les prémices de l'étouffant culte de la personnalité dont il allait être l'objet. Et tous les moyens étaient bons pour faire avancer la révolution : un juteux trafic d'opium fut ici organisé pour financer l'armée rouge...

Sur un mode plus anecdotique, celui du religieux, le Grand Timonier n'en était pas non plus à une contradiction près. Héraut d'une idéologie prônant un athéisme total, il ne rechignait pas à se gagner les faveurs de l'Au-delà. Un guide fait visiter un vieux temple dominant la vallée de Yan'an : "Mao était superstitieux comme un empereur, explique-t-il en désignant des effigies de Bouddha. Ici, on raconte qu'il agitait des bâtons d'encens devant les statues et se faisait prédire l'avenir. Un devin lui a dit une fois qu'il quitterait un jour la ville et n'y reviendrait plus." Prédiction au demeurant fort juste...

Un ancien secrétaire de Mao, Li Rui, lors d'une récente conférence tenue aux Etats-Unis, disait que le Grand Timonier "était quelqu'un qui ne craignait pas la mort et se moquait de celle des autres". Le dernier livre de l'écrivain en exil Jung Chang, auteur du best-seller Les Cygnes sauvages (qui racontait l'histoire de plusieurs générations de femmes chinoises), soutient que le bilan de la présidence de Mao se chiffre sans doute à 70 millions de morts, y compris la désastreuse campagne du "grand bond en avant" (1959-1961), au cours de laquelle 37 millions de Chinois moururent de faim...

Dans la maison de Liu Shaoqi, ancien dignitaire et président limogé par Mao durant la révolution culturelle avant de finir ses jours en prison, certains touristes "rouges" s'offusquent tout de même de son misérable destin. Devant la photo de l'ancien hiérarque, une dame se désole : "Quand on voit sa photo, on se dit que c'était un grand homme et que lui aussi a beaucoup sacrifié pour la patrie. Le sort qu'il a subi est injuste !" "Mais il a été réhabilité", dit un autre visiteur. "Oui, mais c'était trop tard. Il était déjà mort", réplique la dame...

Le grand écart d'aujourd'hui, entre une idéologie officiellement communiste et la réalité d'une Chine en ascension vertigineuse, provoque des commentaires divers, voire contradictoires, en cette terre maoïste. Une jeune étudiante venue visiter les grottes avec son frère lâche en soupirant d'ennui : "Que c'est barbant, tous ces musées, allez, on s'en va !"

Ailleurs, un petit homme replet qui lutte contre la chaleur en agitant un éventail donne la version correcte, comme il sied à un membre du parti. Pour ce Cantonais quadragénaire, "il est indispensable de visiter ces lieux où souffle l'esprit d'une belle cause. Actuellement, on a besoin de se souvenir de tout cela. Quand j'étais petit, j'ai souffert de la faim, maintenant, la vie est bien meilleure qu'avant, mais les changements provoquent de nombreuses inégalités entre ceux qui s'enrichissent et les autres, qui restent très pauvres. Il faut faire venir les gens ici pour leur rappeler que, dans ces grottes, quelque chose de très fort a eu lieu" .

Le soir, une autre rencontre apportera un bémol à certains beaux discours. Non loin du quartier général, un gigantesque hôtel a été construit dans la montagne. Les chambres ont été creusées elles aussi dans les grottes, histoire de s'harmoniser à la couleur locale et de rappeler que l'on est tout près du saint des saints. A l'heure du repas, une foule de touristes s'apprête à se livrer aux traditionnelles ripailles du festin chinois. La bière coule à flots, les plats se succèdent à un rythme soutenu, un chef de groupe passe dans les rangs, une bouteille de cognac français à la main.

C'est là qu'un certain M. Liu, lui aussi membre du parti, nous donnera en privé, loin des oreilles de ses "camarades", sa version du tourisme rouge. "Tout cela n'est qu'une démonstration pour la galerie à l'intention des supérieurs du parti", observe ce jeune homme au visage avenant. "A l'école du parti, continue-t-il, on nous enseigne encore de nous consacrer à la cause du peuple, à vivre de manière austère."

Il se lance ensuite dans une explication de texte à propos de la "nouvelle direction", c'est-à-dire celle emmenée par l'actuel président Hu Jintao, qui, depuis l'année dernière, mobilise tous les pouvoirs en cumulant, outre les fonctions de chef de l'Etat, celles de chef du parti et de responsable de la commission militaire centrale : "Chaque fois qu'un nouveau dirigeant arrive, il lui faut lancer des campagnes. Celle du tourisme rouge a pour but de redorer le blason du parti dans le cadre de la lutte contre la corruption..."

Dans le soir qui tombe sur les collines de Yan'an, le jeune M. Liu semble tellement dépourvu d'illusions que l'on n'ose même plus le pousser dans ses retranchements. "Je pense que relancer l'esprit de Yan'an ne sert à rien, conclut-il. Les cadres corrompus peuvent bien visiter ces endroits symboliques du maoïsme, ça ne les rendra pas meilleurs pour autant !"

Il est tard. Quelques groupes boivent et fument encore ; un ménestrel local se produit, grattant de son instrument et chantant des chansons d'amour. L'heure d'aller se réfugier dans sa chambre-grotte en rêvant à d'autres ailleurs. Histoire d'oublier ce passé qui a vraiment passé.