agosto 04, 2004

Henri Cartier-Bresson est mort



Henri Cartier-Bresson, un des grands maîtres de la photographie du XXe siècle, est décédé lundi à l'âge de 95 ans à Céreste (Alpes-de-Haute-Provence), a-t-on appris mercredi auprès de son entourage. Les obsèques ont eu lieu mercredi, indique-t-on de même source. Depuis lundi 2 août, la photographie française mais aussi la photographie du XXe siècle est orpheline. Auteur d'une œuvre majeure, et père du reportage moderne, l'un des plus grands photographes contemporains, Henri Cartier- Bresson, est mort à l'Isle-sur-la Sorgue (Vaucluse), à l'âge de 95 ans.

Une vie entière passée à courir le monde vient de s'achever. Elle met un point final à l'une des œuvres photographiques les plus accomplies du XXesiècle. Avec Jacques-Henri Lartigue et Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson a longtemps été un des seuls photographes dont le grand public connaissait le nom. Souvent ramené d'ailleurs au privilège insigne des seules initiales : H. C.-B.

D'une insatiable curiosité, et plus paradoxal que son œuvre n'incite à le croire, il définissait ainsi son rapport à la photographie : "Pour moi, l'appareil est un véritable aimant. Il vous donne envie d'enfermer le monde entier dans cette petite boîte, avec tous les détails significatifs qui font le charme de l'existence." Henri Cartier-Bresson, qui n'est devenu reporter professionnel qu'en 1946, donne l'impression d'avoir toujours été là. La plupart des faits marquants du siècle ont été enregistrés magistralement par son œil.



Né en 1908, à Chanteloup, près de Paris, il grandit dans un milieu aisé et étudie la peinture chez André Lhote. Parti en Patagonie sur les conseils de Paul Morand, il aboutit en Côte d'Ivoire à 22 ans. Cet aristocrate vagabond est trop indépendant pour se laisser piéger par le carcan de la conformité. Sous toutes les latitudes, il va poursuivre sa flânerie active de promeneur impénitent.

Marqué par les concepts d'André Breton sur le hasard, la révolte et l'intuition, il est d'abord influencé par le surréalisme. C'est par le reportage, qu'il assimile à l'instantanéité du dessin, qu'il vient à la photographie dans les années 1930. Il brandit l'appareil comme un carnet de notes et affirme avoir trouvé son sens de la composition trois jours à peine après avoir commencé à utiliser son Leica.



Son style est d'emblée parfaitement défini. Distant, neutre et concis, il se caractérise par un sens aigu de la perspective et de l'agencement des volumes. "Ce qui renforce le contenu d'une photographie, déclare-t-il en 1977, est le sens de l'harmonie, les relations entre les formes et les valeurs." Blotti dans la main, l'appareil, dont il cache les parties métalliques pour mieux passer inaperçu, est le prolongement de son œil. Il se confond avec le regard. Et lui vaut d'être exposé à New York, dès 1932, à la galerie Julian-Levy, alors qu'il ne pratique la photo que depuis un an.

Lors d'une expédition ethnographique, il se retrouve en 1934 au Mexique, où il fait la connaissance d'Alvarez Bravo. Il y tire lui-même ses épreuves, qui sont à considérer comme ses seuls véritables "originaux". A New York, il s'initie au montage cinématographique avec Paul Strand. En 1937, il épouse Ratna Mohini, une danseuse javanaise. Et devient second assistant de Jean Renoir pour trois de ses films dont La Règle du jeu. Prisonnier de guerre dans les Vosges en 1940, il réussit à s'évader. Et entre à 38 ans de plain-pied dans la légende avec l'hommage posthume que lui rend le MOMA de Beaumont Newhall, au lendemain de la guerre, parce qu'on le croyait disparu.



Son œuvre se scinde en deux périodes : l'avant et l'après-guerre. Ouverte aux apports de l'inconscient, la première se différencie par le style et l'esprit des travaux du photojournalisme. S'il a pratiquement détruit tous les négatifs de cette époque, Cartier-Bresson les a tous soigneusement conservés depuis la Libération. Mais il n'a jamais voulu en donner le nombre, sous prétexte qu'"on ne demande pas à un écrivain de compter les mots qu'il écrit".

UN TÉMOIN MAJEUR DE SON TEMPS

Il a beau récuser l'étiquette de journaliste de presse, il a été un témoin majeur de tous les grands événements du monde. Que ce soit la Libération de Paris ou, en 1949, les derniers jours du Guomindang, à Pékin. En 1955, après le dégel, il est le premier opérateur admis en URSS. On le retrouve en Chine, en Orient, à Cuba, en Inde, où il a souvent séjourné. C'est peut-être là qu'il s'est senti le mieux. Qu'il montre le dernier jeûne de Gandhi, son corps au lendemain de son assassinat ou de simples scènes de pêche ou de prière, l'effacement, la ferveur et l'abstraction qui modulent son empreinte sont ici portés à leur comble.



Lorsqu'il fixe le désespoir, le sommeil, la colère, la misère ou la mort, Cartier-Bresson applique infailliblement son credo : "On doit toujours photographier dans le plus grand respect du sujet et de soi-même." Un clochard du Bowery, Christian Dior avec une cliente, ou un déjeuner au bord de la Marne sont décrits avec la même probité. Ce magicien austère qui allie la géométrie à l'intuition excelle à saisir le moment crucial, en tous lieux et en toutes circonstances. Lors de ses incessantes pérégrinations, il n'a cessé d'opérer "en état de grâce", comme disait André Breton.

Combien d'individus n'a-t-il pas épiés à leur insu? Cet adolescent qui danse sur une route, près d'Epire, en Grèce (1961). Ou cet homme nu qui se lamente au pied de la forteresse Pierre-et-Paul à Leningrad (1973). Et ce couple enlacé dans un cimetière en Angleterre (1978). Toute une comédie humaine défile dans son viseur, imprévisible, vivante et magnifiée par le rendu de l'espace où chacun trouve sa juste place.



Ce qui fascine, en effet, c'est que ce regard ne trouble jamais l'ordre des choses. Henri Cartier-Bresson photographie "comme un chat, sans déranger". Ses images impeccables, si classiques dans leur forme, restent instantanées car elles sont intrinsèquement liées au plaisir de la prise. H. C.-B. savait qu'en toutes circonstances, "la vie ne s'exprime qu'une fois pour toutes". Rien n'est dû à la chance dans ces vues superbement cadrées où se combinent tout à la fois la tension, la grâce et l'émotion. "Le secret, c'est la concentration", dit-il. Tout repose sur l'élasticité du doigt. Le tir photographique ou le plaisir tactile et sensuel de la prise, ainsi qu'il l'a clairement expliqué dans sa théorie de "l'instant décisif". S'il restitue la présence des êtres à des moments précis de leur existence, il a saisi avec autant de bonheur le mouvement dans des paysages apparemment immobiles, tel ce moulin perdu en Beauce. Ou cette double haie d'arbres longeant une route de campagne qui mène à l'infini. C'est aussi sobrement qu'il tire le portrait touchant de gens célèbres : Giacometti sous la pluie, Faulkner de profil, Colette et sa dame de compagnie, Matisse une colombe à la main, Steinberg et son chat. Cette abondante série de portraits, qu'il nomme pudiquement une "galerie de hasard", montre bien qu'il ne déclenche qu'après avoir virevolté autour du modèle. Il a lui-même comparé son approche à celle de l'insecte, ce qui ne surprend guère quand on sait que le livre dont il a tiré le plus grand usage est Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, de Herrigel.



Cartier-Bresson a contribué à donner ses lettres de noblesse à la photographie en un temps où elle était peu reconnue. Comme Kertesz, qu'il a toujours revendiqué pour maître, il a lui-même engendré toute une génération de photographes qui, après guerre, se sont sentis chez eux dans la rue. H.C.-B. a eu le bonheur de voir éditer presque toute son œuvre. Par boutade, il présentait ces monumentales monographies comme son testament.

UNE SENSIBILITÉ À FLEUR DE PEAU

Empêtré dans une célébrité qu'il gérait habilement, cet écorché vif cachait sa sensibilité à fleur de peau sous un aspect collet monté. Mythe vivant, il refusait les interviews, tout comme il a toujours évité de se laisser photographier. Encore qu'il ait posé devant l'objectif de Man Ray ou de Hoyningen-Huene. Et c'est avec la même distinction distante qu'il refusait de commenter ses images. "Je n'ai ni message ni mission, j'ai un point de vue", disait-il.



Sans doute l'œuvre a-t-elle souffert d'avoir été trop séparée de la personnalité de son auteur. Ceux qui l'ont connu savent qu'il était tout le contraire du cyclope rêche et ascétique qu'on s'est plu à décrire. Lui-même se définissait comme "un paquet de nerfs". Alors qu'on le disait janséniste et puritain, il se déclarait libertaire, goinfre et révolté, mais non révolutionnaire. Il précisait qu'il n'aimait pas voyager mais vivre dans un pays. Et, tout en concédant la précision et la rigueur, il réclamait pour lui le statut de dilettante et d'amateur. Avec une humilité calculée, cet ascète irascible cultivait élégamment sa légende et infligeait des réponses de Normand à la postérité.

Le culte, ces dernières années, était moins vif. Le père était parfois contesté. En 1966, il s'était retiré de l'agence Magnum, qu'il avait cofondée en 1947 avec Chim, George Rodger et Capa, tout en lui concédant l'exploitation de ses archives. Et, depuis 1973, il se consacrait surtout au dessin, crayon et fusain, à Paris, dans son appartement face aux Tuileries, ou dans les Alpes. Malgré le soin extrême qu'il y apportait, ces croquis appliqués, "faits pour aller plus loin, pas pour faire noble", n'ont jamais eu le caractère d'esquisse instantanée de ses photographies.



Le maître du "hasard objectif" a toujours récusé le mot d'"art" pour son travail. Loin de se considérer comme un "classique", il se déclarait pickpocket, funambule ou artilleur. Si elle était pour lui un "dur loisir", la photo n'était à ses yeux qu'un moyen visuel parmi d'autres. Concédant qu'il était le contraire d'un besogneux, cet éternel impatient a toujours pratiqué la désobéissance comme un bel art.

Sous l'apparence d'une logique sèche, la photographie était son mode de vie. Et le reportage sa véritable famille. Henri Cartier-Bresson a su donner une forme universelle à ses angoisses personnelles. Ni humaniste ni moraliste, cet esthète racé, aussi rusé qu'ingénu, photographiait d'abord et uniquement pour son plaisir.



En plus d'un demi-siècle, à l'égal des plus grands, il a réalisé une œuvre immense dont lui-même résumait ainsi la portée : "Pour comprendre l'histoire, vous devez garder une certaine forme d'innocence. Mon seul secret fut de prendre mon temps, et surtout de prendre le temps de vivre avec les gens... et puis de savoir m'oublier."

Patrick Roegiers / Le Monde


Des outres images