America yes, Bush no
Une enquête conduite par dix journaux
Canada, Mexique, Espagne, Royaume-Uni, France, Russie, Israël, Australie, Japon et Corée du Sud : en partenariat avec neuf autres grands journaux, "Le Monde" a fait conduire une enquête d'opinion sur la perception des Etats-Unis et les enjeux de l'élection présidentielle américaine. Le rejet du président Bush est massif, au nom même des bonnes relations souhaitées avec les Etats-Unis.
L'impopularité de George Bush dans le monde n'est pas une révélation. L'aversion qu'il suscite en est une, en revanche, quand elle s'exprime avec la vigueur qui ressort des sondages que nous publions aujourd'hui, dans des pays alliés ou amis des Etats-Unis ; y compris chez les plus alignés ; y compris chez les plus proches par l'histoire ou la géographie ; y compris chez les plus fidèles, par choix de la raison ou du cœur.
Le Monde a répondu à la proposition de notre confrère canadien La Pressede faire réaliser dans différents pays des enquêtes d'opinion sur l'image des Etats-Unis, en y faisant figurer plusieurs questions communes. Les réponses à ces questions sont publiées à partir du 15 octobre dans dix pays, par les journaux qui ont participé à cette opération.
Hormis en Israël et en Russie, George Bush est répudié par les opinions publiques de ces pays, au nom même des bonnes relations qu'elles voudraient entretenir avec les Etats-Unis. C'est dire qu'il ne s'agit pas de la manifestation d'un vieux préjugé antiaméricain, ni d'un de ces accès de fièvre contestataire qu'ont un jour ou l'autre connus ces pays, dans les années 1960 ou 1980. On a plus d'une fois crié "US go home ! " en Europe, au Mexique, en Corée du Sud, au Japon ; mais ces contestations n'avaient guère de prise sur les majorités silencieuses. Ce qui se passe aujourd'hui est d'une autre nature. Dans un monde plus interdépendant qu'il ne l'était autrefois, le type de leadership qu'a exercé George Bush ne passe pas.
Le verdict, tel qu'il ressort des sondages, est sans appel pour le candidat sortant à l'élection présidentielle américaine. Si l'on y votait demain pour élire le président des Etats-Unis, dans huit des dix pays où ont été réalisées les enquêtes d'opinion, George Bush serait révoqué, de façon souvent humiliante, au profit de son adversaire démocrate, pourtant bien mal connu. Dans ces chiffres, les Français tiennent leur réputation en gratifiant John Kerry d'un tonitruant 72 % de leurs suffrages, contre 16 % à M. Bush ; les Espagnols enfoncent le clou avec un misérable 13 % pour le candidat sortant, tout en sachant garder un peu plus de réserve envers l'inconnu Kerry (58 %) ; Bush plafonne tout juste à 20 % sur ses frontières nord et sud, au Canada et au Mexique. Plus intéressant, et plus problématique pour les gouvernements de la coalition que les Etats-Unis ont rassemblée pour intervenir en Irak : M. Kerry l'emporte "à deux contre un" chez les Britanniques ; il réussit le même exploit au Japon, à peine moins en Australie ; 68 % des personnes interrogées en Corée du Sud souhaitent sa victoire le 2 novembre, contre 18 % celle de Bush.
CONFIANCE DILAPIDÉE
Mais il y a plus grave que ce petit jeu sans conséquence des préférences de vote de ceux qui ne votent pas. C'est ce que disent les "sondés" du leadership américain, de ce que George Bush en a fait en trois ans.
En trois ans, et pas quatre. Il y a trois ans, le choc des attentats du 11 septembre avait provoqué dans le monde non seulement une vague de sympathie pour les Américains, mais un mouvement de solidarité des gouvernements, résolus à serrer les rangs contre le terrorisme autour de Washington. C'est ce capital de confiance que l'administration républicaine a dilapidé en trois ans. Il n'y a plus aujourd'hui de consensus entre Occidentaux sur les moyens de lutter contre le terrorisme, ni chez les gouvernants ni chez les gouvernés. La politique que mène le président américain est largement perçue comme un facteur de risque, et plus comme le contraire, nourrissant le terrorisme, aggravant les frustrations et les incompréhensions envers l'Occident dans le monde musulman.
Le tournant, dans l'opinion internationale, a été la préparation de la guerre en Irak, avant même son déclenchement ; la désaffection à l'égard du gouvernement américain n'a plus fait par la suite que s'amplifier, hormis pendant un très bref moment après la chute du régime de Saddam Hussein.
La détérioration de l'image des Etats-Unis a déjà eu des conséquences électorales dans plusieurs des pays où ont été réalisés les sondages. Elle a participé à l'éviction de José Maria Aznar du gouvernement espagnol. A Séoul, elle a fait perdre la majorité au Grand Parti national, partisan de la ligne dure envers la Corée du Nord et de l'alignement sur Washington, aux élections d'avril 2004. A Tokyo, elle est à l'origine de la baisse de popularité du premier ministre, Junichiro Koizumi, et du revers de son parti aux élections de juillet au Sénat. En Australie, en revanche, elle n'a pas empêché la reconduction du premier ministre sortant la semaine dernière.
VOLONTÉ DE CHANGEMENT
George Bush, s'il était réélu, daignerait-il prendre en compte cette désaffection, et si oui, serait-il même en mesure de remonter la pente ? L'ampleur de la défiance à son égard se mesure non seulement à la brutalité des chiffres recueillis dans des pays comme la France, mais à ce que disent les personnes interrogées dans des pays beaucoup plus proches qu'elle des Etats-Unis, beaucoup plus imbriqués avec eux culturellement. Comme le fait, par exemple, remarquer Alan Travis, du Guardian, il se trouve désormais une majorité de Britanniques, selon le sondage, pour rejeter l'idée selon laquelle la démocratie américaine doit être un modèle pour les autres nations, ou bien pour estimer que les productions culturelles américaines, pour appréciées qu'elles soient toujours, sont une menace pour leur propre culture.
Au-delà d'un rejet sans appel de la personne de George Bush, quelque chose de plus profond est peut-être en train de s'amorcer - un recadrage, dans plusieurs pays, de ce que l'on attend des Etats-Unis et de la relation avec eux. Non qu'on minimise cette relation : tous les sondages témoignent d'un grand réalisme chez les personnes interrogées sur ce point, qui, à une écrasante majorité, conviennent que la relation avec les Etats-Unis est importante pour leur pays. Mais, manifestement, on veut qu'elle change ; avec ou sans M. Bush, et de préférence sans.
Claire Tréan/LE MONDE
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