Guillermo Cabrera Infante, tigre cubain des lettres
L'écrivain, auteur de "Trois tristes tigres", est mort lundi 21 février à Londres, à l'âge de 75 ans. En exil depuis près de quarante ans, cet anticastriste virulent a mêlé audace littéraire et culture populaire.
"Je suis exilé de Cuba, pour toujours ou bien pour l'éternité - ce qui durera le moins", prévoyait avec dérision Guillermo Cabrera Infante. Entre les deux, l'éternité l'a emporté. Lundi 21 février, le grand écrivain cubain naturalisé britannique depuis la fin des années 1970, qui maniait l'humour en maître, est mort à 75 ans d'une infection nosocomiale, à Londres, après une hospitalisation due à une chute. En exil dans la capitale anglaise depuis presque quarante ans, Cabrera Infante sera mort "sans avoir vu son pays libre", déplore l'écrivain cubain Zoé Valdès, résidant à Paris.
Libre, cependant, Cuba l'a été, sous la plume de ce romancier, nouvelliste et essayiste parmi les plus novateurs de sa génération, que toutes les expériences littéraires et artistiques passionnaient.
Depuis cette île d'Angleterre où il avait fui le régime castriste, il était souvent revenu à la sienne en imagination et en littérature. Mais bien avant l'exil, il avait éprouvé la fascination qu'exerçait sur lui cette "longue blessure verte" qu'est Cuba. Né en 1929 dans le village de Gibara, Cabrera Infante fut très tôt ébloui par la vie nocturne, le brassage des genres et des langages de La Havane, où sa famille, modeste de condition et communiste de conviction, déménage en 1941.
Ces puissants souvenirs de la capitale, il les attribue des années plus tard au jeune héros de son plus célèbre roman, La Havane pour un Infante défunt : "Je me rappelle encore aujourd'hui ce premier bain de lumière, ce baptême et le rayonnement orangé qui nous enveloppait, halo lumineux de la vie nocturne, phosphorescence fatale à force de promesses : des nuits entièrement blanches - possibilités de journée gratis."
Adolescent, Cabrera Infante se plonge dans l'effervescence de la ville, publie ses premières nouvelles dans des revues comme Bohemia, tout en suivant des études de journalisme.
Ses activités d'écrivain, de militant et de journaliste vont s'entrecroiser pendant les années 1950. Opposé à la dictature de Batista, qui lui inspire les nouvelles de son recueil Dans la paix comme dans la guerre, publié en 1960 après la chute du dictateur, Cabrera Infante rejoint Fidel Castro et dirige le supplément culturel Revolucion, journal proche du nouveau régime, avant d'être nommé attaché culturel de Cuba en Belgique. Ce sera avant qu'il ne rompe avec le castrisme en 1965, rupture farouchement maintenue par l'écrivain jusqu'à sa mort, comme le montre encore l'essai Mea Cuba, publié en 1992.
AUTONOMIE LITTÉRAIRE
Dans ces mêmes années 1950 à Cuba, Cabrera Infante avait signé sous pseudonyme des critiques cinématographiques dans la revue Carteles, avant de fonder et diriger la Cinémathèque de Cuba de 1951 à 1956. "Paradis de l'adolescence" à Cuba, le cinéma restera l'une de ses grandes passions loin de l'île, sans doute par amour inconditionnel de la narration et de cette "rage du regard, cette occupation qui confine parfois à l'art populaire à la Havane".
Scénariste pour le grand écran, il publiera sa vie durant, outre ses articles écrits à Cuba (Un oficio del siglo XX), un volume d'essai sur cinq grands cinéastes (Arcadia todas las noches) et plusieurs chroniques (Cine o sardina). Au cinéma, Infante ajoute la musique, dont il fut grand connaisseur et défendeur acharné - pour la musique populaire cubaine, surtout, mais aussi, à l'occasion, pour le swing londonien.
Amoureux des images et des sons, Cabrera Infante ne se trahit pas avec Trois tristes tigres, roman-culte publié dans sa version et sous son titre définitifs en 1967, où "l'écriture n'est qu'une tentative pour saisir au vol, comme on dit, la voix humaine". Etrange cabaret vocal hanté par les noctambules de La Havane prérévolutionnaire, Trois tristes tigres associe l'expérimentation formelle sur les sonorités du langage à la culture populaire cubaine, celle de la musique et des conversations moqueuses où fusent les calembours.
Inspiré par Lewis Carroll (dont il fut le traducteur en espagnol) et James Joyce, lecteur de Queneau et de Mark Twain, Infante s'offre le luxe des démesures, du non-sens, de l'humour noir et de la fantaisie, que revendique un de ses personnages : "C'est que je n'ai rien d'un Superman, je suis plutôt un Superflu." Qui plus est, le roman, écrit "en cubain, c'est-à-dire dans les divers dialectes espagnols que l'on parle à Cuba", marque à l'époque son autonomie littéraire face à la littérature produite et lue en Espagne.
Usant plus de recréation que de retranscription de l'oral, Cabrera Infante crée un style polyglotte, marqué par l'espagnol, les parlers cubains, l'anglais, le français et le brésilien entre autres, sur lequel il s'expliquera vingt ans plus tard : "Je ne voulais pas écrire dans un dialecte, mais dans une langue universelle et exclusive à la fois."
Cette langue utopique trouvera ses lecteurs. Dans sa première version, Trois tristes tigres reçoit le prestigieux prix Biblioteca Breve, en 1964, et fait connaître Cabrera Infante en Europe, en l'intégrant à la mouvance du boom de la littérature latino-américaine. Une association, en réalité, artificielle : d'abord parce que les positions anticastristes d'Infante l'isolèrent des autres écrivains, souvent partisans du Leader Maximo à cette époque.
Ensuite parce qu'Infante rejettera toujours, avec son humour habituel, cette appellation globale de littérature latino-américaine : "En 1880 les Etats-Unis se sentirent si coupables de s'être appropriés le nom d'Amérique pour leur usage exclusif qu'ils nous enduirent de cet adjectif "latine", importé de Paris comme un parfum précieux. Mais qui est Latin en Amérique centrale ? Quel est donc ce Romain raffiné qui galope éternellement à travers les villages de la pampa ?"
Il ne se voyait pas non plus d'affinité avec l'Espagne, qui, après lui avoir refusé un visa sous Franco, lui offrit pourtant le prix Cervantès en 1997 pour l'ensemble de son œuvre. Au grand roman qu'est Trois tristes tigres, Cabrera en avait ajouté un autre, La Havane pour un Infante défunt, parcours marqué de repentirs et d'extases d'un adolescent découvrant simultanément l'électricité, la langue, la littérature et la sexualité à La Havane. Ce foisonnant roman d'initiation aux teintes autobiographiques, moins polyphonique et chaotique que le précédent, est pourtant nourri de constantes digressions et d'une syntaxe baroque.
Après ce dernier envoûtement, Cabrera Infante écrira en anglais, notamment un livre sur l'art du tabac en 1985, Holy Smoke. L'époque de ses ambitieuses fictions, écrites en, ou plutôt à partir, de l'espagnol, est derrière lui. Le miroir qui parle, nouvelles presque complètes, son dernier recueil de nouvelles, composées entre 1950 et 1992, montre encore la variété de son style. On l'y voit déployer son appétit constant pour la langue et la culture, qui accompagna aussi la création des Vidas para leerlas (Vies à lire) dont il fit un volume, et auxquelles il reconnaissait deux qualités harmoniques : "l'adversité et la diversité".
La sienne fut de celles-là, tout comme son œuvre, même si les histoires officielles de la littérature cubaine ignorent l'une et l'autre.
[LE MONDE]
Fabienne Dumontet LE MONDE
"Je suis exilé de Cuba, pour toujours ou bien pour l'éternité - ce qui durera le moins", prévoyait avec dérision Guillermo Cabrera Infante. Entre les deux, l'éternité l'a emporté. Lundi 21 février, le grand écrivain cubain naturalisé britannique depuis la fin des années 1970, qui maniait l'humour en maître, est mort à 75 ans d'une infection nosocomiale, à Londres, après une hospitalisation due à une chute. En exil dans la capitale anglaise depuis presque quarante ans, Cabrera Infante sera mort "sans avoir vu son pays libre", déplore l'écrivain cubain Zoé Valdès, résidant à Paris.
Libre, cependant, Cuba l'a été, sous la plume de ce romancier, nouvelliste et essayiste parmi les plus novateurs de sa génération, que toutes les expériences littéraires et artistiques passionnaient.
Depuis cette île d'Angleterre où il avait fui le régime castriste, il était souvent revenu à la sienne en imagination et en littérature. Mais bien avant l'exil, il avait éprouvé la fascination qu'exerçait sur lui cette "longue blessure verte" qu'est Cuba. Né en 1929 dans le village de Gibara, Cabrera Infante fut très tôt ébloui par la vie nocturne, le brassage des genres et des langages de La Havane, où sa famille, modeste de condition et communiste de conviction, déménage en 1941.
Ces puissants souvenirs de la capitale, il les attribue des années plus tard au jeune héros de son plus célèbre roman, La Havane pour un Infante défunt : "Je me rappelle encore aujourd'hui ce premier bain de lumière, ce baptême et le rayonnement orangé qui nous enveloppait, halo lumineux de la vie nocturne, phosphorescence fatale à force de promesses : des nuits entièrement blanches - possibilités de journée gratis."
Adolescent, Cabrera Infante se plonge dans l'effervescence de la ville, publie ses premières nouvelles dans des revues comme Bohemia, tout en suivant des études de journalisme.
Ses activités d'écrivain, de militant et de journaliste vont s'entrecroiser pendant les années 1950. Opposé à la dictature de Batista, qui lui inspire les nouvelles de son recueil Dans la paix comme dans la guerre, publié en 1960 après la chute du dictateur, Cabrera Infante rejoint Fidel Castro et dirige le supplément culturel Revolucion, journal proche du nouveau régime, avant d'être nommé attaché culturel de Cuba en Belgique. Ce sera avant qu'il ne rompe avec le castrisme en 1965, rupture farouchement maintenue par l'écrivain jusqu'à sa mort, comme le montre encore l'essai Mea Cuba, publié en 1992.
AUTONOMIE LITTÉRAIRE
Dans ces mêmes années 1950 à Cuba, Cabrera Infante avait signé sous pseudonyme des critiques cinématographiques dans la revue Carteles, avant de fonder et diriger la Cinémathèque de Cuba de 1951 à 1956. "Paradis de l'adolescence" à Cuba, le cinéma restera l'une de ses grandes passions loin de l'île, sans doute par amour inconditionnel de la narration et de cette "rage du regard, cette occupation qui confine parfois à l'art populaire à la Havane".
Scénariste pour le grand écran, il publiera sa vie durant, outre ses articles écrits à Cuba (Un oficio del siglo XX), un volume d'essai sur cinq grands cinéastes (Arcadia todas las noches) et plusieurs chroniques (Cine o sardina). Au cinéma, Infante ajoute la musique, dont il fut grand connaisseur et défendeur acharné - pour la musique populaire cubaine, surtout, mais aussi, à l'occasion, pour le swing londonien.
Amoureux des images et des sons, Cabrera Infante ne se trahit pas avec Trois tristes tigres, roman-culte publié dans sa version et sous son titre définitifs en 1967, où "l'écriture n'est qu'une tentative pour saisir au vol, comme on dit, la voix humaine". Etrange cabaret vocal hanté par les noctambules de La Havane prérévolutionnaire, Trois tristes tigres associe l'expérimentation formelle sur les sonorités du langage à la culture populaire cubaine, celle de la musique et des conversations moqueuses où fusent les calembours.
Inspiré par Lewis Carroll (dont il fut le traducteur en espagnol) et James Joyce, lecteur de Queneau et de Mark Twain, Infante s'offre le luxe des démesures, du non-sens, de l'humour noir et de la fantaisie, que revendique un de ses personnages : "C'est que je n'ai rien d'un Superman, je suis plutôt un Superflu." Qui plus est, le roman, écrit "en cubain, c'est-à-dire dans les divers dialectes espagnols que l'on parle à Cuba", marque à l'époque son autonomie littéraire face à la littérature produite et lue en Espagne.
Usant plus de recréation que de retranscription de l'oral, Cabrera Infante crée un style polyglotte, marqué par l'espagnol, les parlers cubains, l'anglais, le français et le brésilien entre autres, sur lequel il s'expliquera vingt ans plus tard : "Je ne voulais pas écrire dans un dialecte, mais dans une langue universelle et exclusive à la fois."
Cette langue utopique trouvera ses lecteurs. Dans sa première version, Trois tristes tigres reçoit le prestigieux prix Biblioteca Breve, en 1964, et fait connaître Cabrera Infante en Europe, en l'intégrant à la mouvance du boom de la littérature latino-américaine. Une association, en réalité, artificielle : d'abord parce que les positions anticastristes d'Infante l'isolèrent des autres écrivains, souvent partisans du Leader Maximo à cette époque.
Ensuite parce qu'Infante rejettera toujours, avec son humour habituel, cette appellation globale de littérature latino-américaine : "En 1880 les Etats-Unis se sentirent si coupables de s'être appropriés le nom d'Amérique pour leur usage exclusif qu'ils nous enduirent de cet adjectif "latine", importé de Paris comme un parfum précieux. Mais qui est Latin en Amérique centrale ? Quel est donc ce Romain raffiné qui galope éternellement à travers les villages de la pampa ?"
Il ne se voyait pas non plus d'affinité avec l'Espagne, qui, après lui avoir refusé un visa sous Franco, lui offrit pourtant le prix Cervantès en 1997 pour l'ensemble de son œuvre. Au grand roman qu'est Trois tristes tigres, Cabrera en avait ajouté un autre, La Havane pour un Infante défunt, parcours marqué de repentirs et d'extases d'un adolescent découvrant simultanément l'électricité, la langue, la littérature et la sexualité à La Havane. Ce foisonnant roman d'initiation aux teintes autobiographiques, moins polyphonique et chaotique que le précédent, est pourtant nourri de constantes digressions et d'une syntaxe baroque.
Après ce dernier envoûtement, Cabrera Infante écrira en anglais, notamment un livre sur l'art du tabac en 1985, Holy Smoke. L'époque de ses ambitieuses fictions, écrites en, ou plutôt à partir, de l'espagnol, est derrière lui. Le miroir qui parle, nouvelles presque complètes, son dernier recueil de nouvelles, composées entre 1950 et 1992, montre encore la variété de son style. On l'y voit déployer son appétit constant pour la langue et la culture, qui accompagna aussi la création des Vidas para leerlas (Vies à lire) dont il fit un volume, et auxquelles il reconnaissait deux qualités harmoniques : "l'adversité et la diversité".
La sienne fut de celles-là, tout comme son œuvre, même si les histoires officielles de la littérature cubaine ignorent l'une et l'autre.
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