fevereiro 22, 2005

Le combat de "Caïn" contre Fidel

Paulo A. Paranagua LE MONDE

Avant de devenir l'auteur de Trois tristes tigres, Guillermo Cabrera Infante était "G. Caïn", le critique de cinéma à l'humour féroce de l'hebdomadaire populaire Carteles. Avec Nestor Almendros et Tomas Gutiérrez Alea, il est à l'origine de la première et éphémère Cinémathèque de Cuba en 1951, soutenue par Henri Langlois.

Jeune provincial ébloui par La Havane à une époque où les ciné-clubs se partageaient entre catholiques et communistes, Caïn irritait les uns et les autres, habités par la hargne dont l'univers clos de la cinéphilie semble avoir le secret.

L'imposant recueil de 500 pages publié à Cuba en 1963 sous le titre Un oficio del siglo 20 (Un métier du XXe siècle), aux éditions R - comme Revolucion -, témoigne à la fois de ses choix et du style acéré qui était déjà le sien. Il ne cessera pas d'entretenir le culte de Welles, Hitchcock, Hawks, Huston et Minnelli (Arcadia todas las noches, 1978), et le souvenir du temps où sa mère le mettait devant le dilemme d'aller au cinoche ou de manger des sardines (Cine o sardina, 1997).

Après l'avènement de Fidel Castro (1959), "Guillermito" Cabrera Infante se projette au-devant de la scène. Revolucion était le quotidien créé par les castristes du Mouvement du 26 juillet, et "Caïn" désormais le directeur de son supplément littéraire, Lunes de revolucion, créatif et pontifiant comme savent l'être des jeunes intellectuels emportés par la politique.

BATAILLE IDÉOLOGIQUE

Bientôt, l'interdiction d'un court métrage sur la vie nocturne dans la zone portuaire de La Havane, P. M. (1961), filmé à la manière du free cinéma, précipite les jeux de pouvoir dans la sphère culturelle. Fidel Castro prononce ses "Paroles aux intellectuels", censées fixer les limites : "Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien." Saba Cabrera Infante, frère de Guillermo, est le coréalisateur de P. M. avec Orlando Jimenez Leal. Dans le rôle du censeur, on trouve Alfredo Guevara, fondateur et longtemps directeur de l'Institut cubain de l'art et de l'industrie cinématographiques (ICAIC).

Cette première bataille idéologique fait une victime, Lunes de revolucion, et provoque une vague de départs parmi les créateurs. En dépit de sa méfiance, Cabrera Infante reste à La Havane et publie ses premiers ouvrages. Mais il ne pardonnera jamais à Alfredo Guevara, ami de jeunesse de Castro.

Quarante ans plus tard, dans un entretien accordé à Zoé Valdès et à Ricardo Vega, il compare Alfredo Guevara à Goebbels, avec un acharnement digne de Caïn envers son frère Abel, méconnaissant ainsi les contradictions d'un personnage qui s'est par ailleurs opposé aux Jdanov qui hantent Cuba depuis presque un demi-siècle.

L'incompatibilité entre le marxisme à la Groucho et le "machisme-léninisme" des Cubains est de plus en plus patente. Comme il sied à un enfant naturel de Joyce et d'Hitchcock, Cabrera Infante finit par chercher refuge à Londres, où il est devenu la plus bouillonnante personnalité des lettres cubaines en exil, toujours prompt à se fendre d'une diatribe bien sentie "pour en finir avec Méphistofidel" (titre d'un texte publié dans Le Monde du 17 novembre 1999).

Il ne supportait pas de ne pas trouver son nom dans le Dictionnaire de la littérature cubaine édité à La Havane en 1980, éliminé des annales officielles de son île natale dans la plus pure tradition stalinienne. A son tour, il avait des difficultés à admettre que la culture cubaine avait continué à évoluer, en dépit des chausse-trappes bureaucratiques et de l'autocensure, devenue une seconde nature.

Alors qu'aux Etats-Unis et en Europe une partie croissante de l'exil admettait le besoin de rétablir des liens avec l'île, l'écrivain ne semblait pas prêt à ce dialogue, ni à accepter les petits pas nécessaires à une transition négociée de l'après-Castro. Un cinéaste qui le connut bien, durant les années de bohème évoquées par Trois tristes tigres, eut à son propos ce mot empreint de sous-entendus caribéens : "Guillermito n'a jamais appris à danser." Et d'ajouter, en connaisseur : "Pas plus que Fidel."